Comme les chats, il semblait avoir (au moins) neuf vies. Mais Peter Brook est certainement allé de l’autre côté, du côté de cet invisible, qu’il n’avait cessé de vouloir approcher, maintes et maintes fois. Le réalisateur britannique, qui vivait en France depuis 1974, est mort samedi 2 juillet à Paris à l’âge de 97 ans, a appris dimanche Le Monde. Avec lui s’achève l’une des plus importantes aventures théâtrales de la seconde moitié du XXe siècle, qui fait du théâtre un formidable instrument d’exploration de l’homme, dans toutes ses dimensions, à travers des spectacles légendaires : Le Songe d’une nuit d’été. , La Tempête, La Tragedie de Carmen, Le Mahabharata, La Cerisaie, L’Homme qui…, jusqu’à cette merveilleuse cour magique créée par le maître en 2010 au Théâtre des Bouffes du Nord, jusqu’à ce champ de bataille qui, en l’automne 2015, le voit livrer une quintessence pure et lumineuse de son théâtre et de ses recherches. Cette esthétique de la différence, cette éthique de la curiosité ont été insufflées dès le début dans l’histoire de sa famille. Peter Brook est né à Londres le 21 mars 1925 de parents juifs immigrés de Lettonie, qui faisait alors partie de l’Empire russe. Son père, Simon, un jeune rebelle appartenant au parti menchevik, dut s’exiler en 1907, accompagné de sa très jeune épouse, Ida. Le couple étudie à Paris et à Liège, avant de quitter la Belgique pour l’Angleterre en 1914, avec l’arrivée de l’armée allemande. Le nom de famille russe, prononcé Bryck, a été changé en Brouck lors de sa mutation par l’administration française, avant de devenir Brook à son arrivée en Angleterre. Peter Brook a toujours confié, lorsqu’on le taquinait à ce sujet, que cela n’avait vraiment rien à voir avec son ascendance juive. En revanche, la culture russe est encore fortement présente dans sa famille et restera, tout au long de sa vie, inscrite de manière très familière, comme une clé de compréhension de cet homme à la fois extrêmement ouvert et totalement énigmatique. Ce lien avec la Russie fut ainsi au cœur de sa rencontre, en 1950, avec sa femme, l’actrice Natasha Parry (1930-2015), également d’origine russe : Peter Brook fut particulièrement frappé par le fait qu’« elle s’appelait comme l’héroïne de Guerre et Paix, de Tolstoï… Le couple nommera leur fille Irina, en l’honneur de la plus jeune des héroïnes des Trois Sœurs de Tchekhov – Irina Brook (née en 1962) est également metteur en scène et directrice du Théâtre National de Nice de 2014 à 2019.

Une carrière fulgurante

Passionné de photographie et de cinéma, le jeune homme, qui déteste une institution d’enseignement britannique traditionnelle et xénophobe, aimerait devenir réalisateur, dans cette Angleterre grise de la fin de la guerre et de l’après-guerre. Mais le monde du cinéma lui semble inaccessible. Il se tourne alors vers le théâtre, à Oxford, où il étudie la littérature russe. La carrière de l’ambitieux jeune homme est fulgurante : sa première production professionnelle à 21 ans en 1946 avec Love’s Labour’s Lost de Shakespeare, l’auteur-continent qu’il n’aura cessé d’arpenter toute sa vie, et qui structurera toute sa pensée. au Theatre. A 22 ans, il signe sa première représentation avec Roméo et Juliette au temple shakespearien de Stratford-upon-Avon. A 23 ans, il est nommé directeur de production au Royal Opera House de Covent Garden. Il en fut renvoyé quelques mois plus tard, après avoir indûment ébranlé les mœurs de cette vénérable institution et provoqué un grand scandale en dirigeant Salomé, de Richard Strauss, vers les décors surréalistes de Salvador Dali. Surnommé l’enfant terrible, Peter Brook pourrait continuer ainsi, en jeune homme brillant qui a travaillé sans état d’âme tant dans l’establishment que dans la salle commerciale. Mais à partir du milieu des années 1950, son rapport au théâtre commence à se modifier subtilement, ouvrant cette longue période d’innovation qui fera de lui l’une des figures incontournables du renouveau théâtral de la seconde moitié du XXe siècle, à partir d’une réflexion sur le “théâtre mortel”, ayant perdu tout sens. D’abord, il se délocalise – déjà…–, travaillant à New York, au Metropolitan Opera, et à Paris, où il met en scène Cat on a Hot Roof, Tennessee Williams, Vu du Pont, Arthur Miller et, en 1960, Le. Balcon, de Jean Genet, pas encore produit en France. Mais c’est surtout sa mise en scène stylisée de Titus Andronicus, en 1955, pour la Royal Shakespeare Company, qui marque un tournant dans l’histoire du théâtre, imposant une nouvelle vision de Shakespeare et posant la première pierre de ce calcul sophistiqué. qui deviendra l’essence de son art.

Théorie de l’espace vide

Au début des années 1960, Brook, alimenté par les textes des pionniers de la modernité théâtrale – le Russe Meyerhold, l’Anglais Gordon Craig et, surtout, le Français Antonin Artaud et le théâtre de la cruauté –, motivé par l’universel L’effervescence de ces des années, notamment les recherches du Live Theater et du Polonais Jerzy Grotowski, rompent définitivement avec le théâtre officiel. Il traite de la folie, des camps de la mort, de la guerre du Vietnam, avec Marat-Sade et L’Instruction, de Peter Weiss, et des USA, une création collective. “J’étais saturé de ces images que j’avais tant aimées, et je sentais de plus en plus qu’au cœur du théâtre, il n’y a qu’une chose, qui est l’homme, et donc l’acteur”, a expliqué Peter Brook. dans une interview réalisée en novembre 2010. « Je me suis intéressé au développement intérieur, aux techniques basées sur les mouvements du corps, la respiration, afin de faire ressortir le plein potentiel de la personne. » “Si on veut parler de l’homme, on ne peut pas le réduire à l’homme blanc et bourgeois de nos sociétés” Cette recherche a été formalisée en 1968 par un ouvrage théorique devenu un classique, la vidéo L’Espace, qui commence par ces vers célèbres : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant qu’un autre l’observe et cela suffit pour déclencher l’acte théâtral. « J’avais aussi très envie de casser la balustrade, ce quatrième mur invisible qui, au théâtre, coupe la scène et la salle, ajoutait Peter Brook en novembre 2010. Au théâtre classique, la structure des salles est une structure urbaine. qui détermine le contenu. Parallèlement, j’éprouvais le besoin, que j’éprouvais en 1968 grâce à Jean-Louis Barrault, de tenir un atelier international. Si nous voulons parler de l’homme, nous ne pouvons pas le réduire à l’homme blanc et urbain de nos sociétés. » Lire aussi Article destiné à nos abonnés Jean-Claude Carrière, scénariste et auteur, est décédé à l’âge de 89 ans
En 1970, Brooke crée son dernier spectacle sur la scène officielle anglaise, ce Midsummer Night’s Dream, qui fait aussi date, avec les acteurs juchés sur des tables, dans un espace vide d’une blancheur immaculée. Mais surtout, il crée le Centre international de recherche théâtrale (CIRT), composé d’acteurs du monde entier, dont certains, comme le britannique Bruce Myers et le japonais Yoshi Oïda, resteront fidèles jusqu’au bout. Pendant trois ans, ils joueront partout, en France, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique et surtout là où le théâtre ne va pas : dans les maisons d’immigrés des banlieues et des baraques à Paris, dans les ruines de Persépolis en Iran, au fin fond de du Sahara et sur les places des villages au Mali ou au Nigeria, chez les Chicanos à la frontière mexicaine et dans une réserve indienne, dans les rues du Bronx ou de Brooklyn, à Sainte-Anne à Paris, ou dans une entreprise à Jouy-en-Josas ( Yvelines), dans des garages, des cinémas abandonnés…

L’aventure des Bouffes du Nord

Durant ces trois années, Peter Brook a fait avancer sa réflexion sur ce qu’est un espace théâtral partagé : comment se crée le lien avec le spectateur ? Comment éviter l’intersection entre l’espace clos du théâtre et l’extérieur, la vie, la vraie vie ? En 1974, la redécouverte miraculeuse du théâtre vétuste des Bouffes du Nord dans le quartier populaire de La Chapelle à Paris (10e), lui donne l’occasion de synthétiser toutes ses recherches. “Les Bouffes est vraiment l’espace caméléon dont je rêvais, capable de stimuler et de libérer l’imaginaire du spectateur, un espace où le partage est possible” Ce sera le début d’une aventure extraordinaire, notamment pour les téléspectateurs français qui l’ont regardé avec passion. Une aventure qui se poursuit jusqu’à l’hiver 2010, lorsque Peter Brook met en scène La Flûte enchantée, “sa” Flûte, d’après l’opéra de Mozart, et remet les clés de “son” théâtre à Olivier Poubelle et Olivier Mantéi, duo gérants de la monde de la musique. Et qui a continué encore plus loin, puisque les nouveaux patrons ont alors accueilli toutes ses créations…