Posté à 12h00
Jean-Christophe Laurence La Presse
Q. Vous avez rencontré Vladimir Poutine quatre fois au total lorsqu’il était au KGB. Quelle impression en avez-vous ?
R. L’impression de quelqu’un d’insignifiant, tout à fait modeste, normal, rien d’extraordinaire. Ce qui est extraordinaire – et cela, je l’ai ressenti lors de notre première rencontre [Jirnov a été « cuisiné » par Poutine en 1980] – c’est qu’il est un carriériste capable de tout pour arriver à ses fins. Il est impitoyable. PHOTO AVEC L’AUTORISATION DES ÉDITIONS ALBIN MICHEL Sergei Jirnov, ancien espion du KGB en exil en France
Comment quelqu’un d’aussi « insignifiant » a-t-il pu rester au pouvoir pendant plus de 20 ans ? Un bon général ?
C’est un mythe qu’il est un grand général. Poutine n’a pas construit la conquête du pouvoir. Il y a été jeté par des gens qui comptaient sur lui. Il savait être au bon endroit au bon moment. Poutine a perdu sa carrière au KGB. Il voulait être un espion à l’étranger et ça n’a pas marché pour lui. C’était un fonctionnaire serviable et efficace, mais il manquait de stature. Il a eu de la chance, c’est tout. Mais il était habile à organiser le pouvoir. Il sait s’entourer de gens qui lui doivent et leur faire un pied de nez pour gagner ses faveurs.
Apparemment, vous ne pensez pas trop à lui.
Pensez-y à nouveau. Je veux juste dissiper le mythe. Il est moyen, mais en même temps, c’est un génie machiavélique, un génie du complot, un génie de la privatisation du pouvoir. Mais regardez sa guerre en Ukraine. Il fait erreur sur erreur. Il avait tort pour lui-même, pour son armée, pour l’Ukraine, pour les Ukrainiens, pour l’Occident, pour l’Europe.
Pensez-vous qu’il peut gagner la guerre en Ukraine ?
Poutine ne vaincra jamais l’Ukraine avec des armes conventionnelles. Il peut détruire certaines villes et conquérir des terres, mais après cela, il ne peut plus les contrôler. Les Ukrainiens se battront jusqu’au bout pour défendre leur terre. Le danger, c’est quand il se rend compte qu’il perd ou qu’il ne gagne pas assez. Il est capable d’utiliser des armes nucléaires.
Vous posez la question dans votre livre : est-il assez fou pour le faire ?
En Ukraine, oui. Peut-être se rendra-t-il compte que l’utilisation d’une telle arme le coupera définitivement de la carte géopolitique du monde. Le problème est que nous ne sommes pas du tout sûrs que cela ait encore un sens. Toutes ces histoires de dénazisation, s’il y croit, il est malade. Et s’il n’y croit pas, c’est un bâtard.
Quelle est votre analyse de la situation actuelle ?
Déjà, on peut dire que Poutine a échoué dans sa guerre, puisqu’il voulait conquérir l’Ukraine en 10 jours… Du coup, les Ukrainiens ont pu reprendre le contrôle. Les Russes frappent de manière plus concentrée, plus forte, mais les Ukrainiens reçoivent de plus en plus d’aide militaire de l’Occident et cela nous pousse vers une guerre dans l’impasse.
On a toujours l’impression que l’armée russe avance sans relâche…
Ça progresse, oui, mais à quel prix ? S’il perd 10 000 hommes et 50 000 obus à chaque fois qu’il veut faire 5 ou 10 kilomètres, c’est un mauvais progrès. Ils peuvent être implacables, mais ils avancent petit à petit. Il leur a fallu deux mois pour conquérir Sievierodonetsk. Même si l’arsenal militaire russe est très important, il manquera de ressources.
Comment expliquer une évolution aussi lente ?
La mauvaise stratégie, l’inefficacité de l’armée. Poutine a très mal préparé sa guerre. Il joue son régime, car s’il perd, officiellement ou non, il risque de créer une situation dans laquelle une partie du peuple et des élites voudront le remplacer. Il est protégé. Mais les statistiques historiques nous disent que tout dictateur finit mal, renversé par son propre environnement.
Vous avez travaillé pour le KGB pendant près de huit ans. Vous avez démissionné en 1992. Pourquoi vous êtes-vous exilé en France ?
Les services secrets russes ont commencé à se reconstruire deux ou trois ans après la fin du KGB. Ils voulaient récupérer les gens qui étaient partis, comme moi. Nous nous sommes un peu fâchés parce que je les ai taquinés à propos de couper les liens avec ce passé pour de bon. Ils voulaient se venger. Au cours de l’hiver 2001, j’ai contracté une maladie qui ressemblait fortement à un empoisonnement.
Aujourd’hui, vous critiquez ouvertement le régime de Poutine. Pensez-vous que les services secrets russes vous surveillent toujours ?
Absolument. Je me sens toujours menacé. Mais j’ai l’habitude. Je prends des précautions. Je regarde généralement ce que je mange, ce que je bois, où je vais et comment je m’y rends. Mais bien sûr je ne vous donnerai pas de détails ! L’engrenage Sergueï Jirnov Publications Albin Michel 220pages